L’Enfant des Étoiles – Extrait

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Quelque part dans le Nord de la France

Jeudi 9 février 2006
Je m’appelle Ayala ! Ayala Alexia Antonia de Maisnay. Mes amis préfèrent Alexia et m’appellent même souvent Alex. Ils trouvent qu’Ayala ne fait pas très chrétien, et Antonia trop masculin. C’est leur choix et, en fait, c’est très bien. De plus, ils ignorent tout de la particule de mon nom, et c’est mieux comme ça.
Ce nom est ce qu’il me reste de ma famille et de mes parents disparus quand j’étais encore un bébé. Mes parents adoptifs m’ont appris très tôt que je n’étais pas leur fille, mais j’ai eu tout l’amour qu’une enfant peut recevoir de ses parents. Je les aime profondément pour tout ce qu’ils ont fait pour moi. Ils s’appellent Hallewin et ne m’ont jamais caché mon vrai nom de baptême. Ils ont une grande fille vivant chez ses grands‑parents très loin d’ici. Quand je suis devenue majeure, ils ont demandé que je choisisse le nom de mes parents biologiques pour les documents officiels, afin que je ne les oublie pas. J’ai trouvé cette démarche curieuse, mais je ne l’ai pas refusée tant la sollicitation était… suppliante. C’était bien la première fois que je voyais Hermandine m’implorant presque. Jacquemart, mon père adoptif, n’a pas soufflé un mot, lui toujours si prompt à me donner un conseil. Je vis toujours avec eux, et je savais bien qu’un jour il me faudrait partir, mais sans imaginer un instant que ce départ fut si proche.
La semaine dernière, à la veille de mon vingt-quatrième anniversaire, j’ai reçu un courrier émanant d’un notaire parisien, souhaitant me rencontrer pour procéder à la lecture d’un document rédigé en ma faveur par mes parents biologiques. Après un rapide entretien téléphonique avec le clerc du notaire, nous avons convenu d’un rendez-vous à son étude pour le dix février, boulevard Haussmann.


Vendredi 10 février
Après m’être garée bien difficilement dans ce beau quartier parisien, je me retrouve sur l’une des plus belles et plus célèbres artères de la cité dont le nom est associé à la métamorphose radicale de la capitale. Je longe l’hôtel Commodore et, une centaine de mètres plus loin, je m’arrête devant l’immeuble du numéro trente-et-un, habitation qu’occupaient l’artiste Gustave Caillebotte et son frère, dans les années 1880. Je lève les yeux et, avec un peu de recul, je repère le balcon ayant servi plusieurs fois de modèle au peintre. Je suis heureuse de découvrir cet endroit qui m’a fait rêver quand j’étudiais l’histoire de l’art. Pressant le pas le long des nombreux immeubles d’exception, j’arrive devant celui de mon notaire, bâtisse de cinq étages aux hautes fenêtres. Je sonne et le déclic caractéristique d’une ouverture automatique se fait entendre. Je pousse la lourde porte et me retrouve dans un large hall carrelé, avec de très jolies poutres apparentes et sculptées sous une belle hauteur de plafond.
Un petit homme sorti de je ne sais où s’avance vers moi et, après un bref salut de la tête, se présente :
— Mademoiselle Ayala de Maisnay je présume ? Nous sommes impatients de faire votre connaissance, soyez la bienvenue. Je suis Kristiyan Marbœuf, premier clerc de Maître Sodauyan. Si vous voulez bien me suivre.
Je suis un peu déconcertée par cet accueil, si peu protocolaire, qui m’est réservé. Après un instant d’hésitation, le clerc, devinant ma surprise, me fait un large sourire et, me tendant la main :
— Venez, vous êtes ici en famille.
Plutôt que de me rassurer, ses paroles m’inquiètent. En famille… pourquoi me dit-il ça ? Je m’arrête.
— Venez, répète-t-il, Dauminick va vous commenter et interpréter le document que vos parents ont déposé à l’étude. Venez… , insiste-t-il, et toutes nos félicitations pour vos très belles études littéraires et artistiques. Quand je dis que vous êtes ici en famille, c’est parce que nous connaissons vos parents depuis très, très longtemps.
Je me suis mise à le suivre en écoutant avec émotion et stupéfaction ce qu’il me raconte. Il connaît mon parcours universitaire — il paraît que je suis une HPI — et il parle de mes parents au présent, comme s’ils vivaient encore. Je suis tellement surprise que je me retrouve en haut du majestueux escalier sans m’être aperçue que je gravissais les marches. Prenant la coursive de droite, il s’arrête devant une double porte massive dont les sculptures centrales représentent des dragons. Il toque trois coups, puis, sans attendre de réponse, pousse l’ouvrant et s’efface devant moi pour me laisser le passage. Il me fait signe d’avancer.
Un peu intimidée, je pénètre dans une très grande pièce au centre de laquelle trône une large table de travail. Derrière celle‑ci, un petit homme guère plus grand que mon guide se lève et m’accueille comme s’il m’avait toujours connue. Là encore, la surprise m’étreint. Contournant son bureau, il s’avance vers moi et me fait un salut de la tête, comme son clerc à mon arrivée.
— Dauminick Sodauyan, votre notaire, me dit-il en me tendant la main. Je m’occupe des affaires de votre famille depuis bien longtemps, et j’ai notamment suivi votre… évolution, dirais-je, depuis votre naissance. Nous pourvoyons à votre bien‑être, qu’il soit matériel ou… autre, ajoute-t-il après une légère hésitation. Asseyez‑vous, je vous prie, je vais ouvrir les documents laissés par vos parents avant de…
La phrase reste en suspension dans l’air, comme s’il avait peur d’en dire de trop, puis reprend :
— Une chose à la fois. Je suis tellement satisfait de vous rencontrer enfin, dit-il en retournant s’asseoir. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ? La route jusqu’ici a été longue.
Et sans attendre ma réponse, il se tourne vers son clerc et lui demande d’apporter des jus de fruits frais.
Sur son bureau est posé : une grande enveloppe scellée à la cire, un dossier rouge sombre sur la couverture duquel un blason évoquant le dragon des Flandres est représenté, un album photo… enfin, c’est ce que je pense. À son invitation du geste de la main, je m’assois dans le confortable fauteuil, face à lui. Le clerc s’installe au bureau situé dans l’angle de la pièce et allume une drôle de machine. Je me concentre sur le notaire et sur ce qu’il va dire. Il prend l’enveloppe entre ses mains.
— Ayala, conformément aux souhaits de vos parents, je vais desceller devant vous l’enveloppe qu’ils m’ont remise et vous en lire le contenu.
Joignant le geste à la parole, il brise d’un geste sec et précis le sceau de cire, plonge la main à l’intérieur de l’enveloppe et en sort deux lettres. Maître Sodauyan n’a pas l’air surpris. Il lit l’entête de chaque enveloppe, me regarde, et me dit : « Vos parents souhaitent que je lise d’abord ceci avant que je ne vous dévoile le contenu de la seconde lettre et du dossier ici présent. Je vais respecter leur souhait. Vous permettez ? 
Je vais respecter leur souhait, ce qu’il a dit, pas leur volonté. Leur souhait… Stop Alexia, tu commences à délirer. Tu vois des anomalies et des mystères là où il n’y en a pas. Oui, mais déjà… le clerc qui parle de mes parents au présent, lui également, l’accueil… Mon instinct fait clignoter une petite lampe… Pas de danger, mais c’est autre chose et…
— Bien, veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre, mais… je… enfin ils…
Le notaire se lève et se dirige vers son clerc. Se penchant vers lui, il lui murmure quelque chose à l’oreille que je n’entends pas, puis revient s’asseoir à son bureau.
— Vos parents me demandent de ne pas parler des affaires qui les concernent, et préfèrent que vous découvriez tout par vous-même en visitant la propriété dont vous disposerez et qui sera la vôtre après quelques formalités.
Il se saisit de la seconde enveloppe et l’ouvre rapidement. Les questions commencent à fuser dans mon esprit. Sans réfléchir, je lui pose la première qui me vient à l’esprit.
— Excusez-moi, Maître, mes parents vivent-ils encore ?
Le notaire fixe son regard dans le mien. Un air de tristesse emplit ses prunelles. Je m’attends à une réponse négative.
— Sincèrement Ayala, je n’en sais rien. Voilà maintenant deux ans que je n’ai plus de nouvelles de votre père, et là où il œuvre, l’information passe difficilement.
Une brutale contraction envahit mon ventre, mon cœur saute dans ma poitrine et fait un raté, j’ouvre la bouche tel un poisson sorti de l’eau. Je balbutie :
— Deux… deux ans, alors que je suis dans une famille d’adoption depuis ma naissance… Mais pourquoi ? Pourquoi m’ont-ils laissée seule alors qu’ils étaient là ? Pourquoi ne sont‑ils jamais venus me voir ? Ils n’ont jamais voulu de moi ? Ils m’ont abandonnée, c’est ça ?
Je me lève et, penchée vers lui, je crie comme s’il était responsable de la situation. J’ai une réaction primaire, celle de tuer le messager de mauvaises nouvelles. J’entends un léger froissement dans mon dos et je me retourne. Le clerc est là, et dirige son regard sur moi. Je veux bouger, mais sans trop savoir pourquoi, ma colère s’efface totalement. J’inspire un grand coup, faisant entrer de grosses bouffées d’air frais dans mes poumons brûlants. Je me rassois et je fais face au notaire qui n’a pas cessé de m’observer.
— Je comprends votre colère, mais l’attitude et le départ de vos parents ont été dictés par une extrême prudence. Par amitié pour eux, je vais respecter ce qu’ils ont demandé. Vous allez devoir découvrir par vous‑même les causes et les motifs de leur comportement, et ce n’est pas la seule raison. Mais je vais quand même vous dire quelque chose qui, je l’espère, te rassurera sur leurs intentions. Ils occupent une position bien particulière, et peuvent mettre en danger les personnes qui les entourent. Ils t’ont voulue en sécurité, que tu ne deviennes pas un otage.
Dauminick réalise qu’il vient de passer au tutoiement. Il se tait un instant puis reprend :
— Mais il nous faut passer à la suite, nous devons absolument terminer ce pour quoi vous êtes venue. Je vous…
— Comment ça un otage ? Ce sont des personnalités politiques ?
— Je suis navré, mais je ne peux pas vous en dire plus. Sincèrement, je devine la pression que vous endurez à cet instant, tout ce que vous pouvez imaginer, mais je vous invite à passer le plus rapidement à la demeure située sur un petit bout de terrain en Arbois. Nous allons découvrir ensemble ce que vos parents ont écrit, et vous conserverez cette lettre. Ensuite, je vous propose de vous reposer et d’assimiler toutes ces récentes informations. Vous ne pouvez pas repartir chez vous dans cet état.
Il jette un coup d’œil vers son clerc, toujours derrière la jeune femme, qui acquiesce à sa question muette, trois doigts de la main levés. Il prend un air soulagé et sourit, comme si une bonne nouvelle vient d’arriver.
Dauminick Sodauyan me fait lecture de la lettre de ma mère, car c’est bien elle qui en est l’auteure. La main devant la bouche, stupéfaite des quelques révélations qu’elle fait, j’écoute sans dire un mot. Certains détails répondent à quelques unes de mes nombreuses questions, et les mots fantastique et surnaturel sont mentionnés, sans toutefois être très explicites.
Compatissant, voulant très certainement adoucir un chagrin que je m’efforce d’étouffer, le notaire m’apprend que nous avons une filiation très ancienne, remontant à plusieurs siècles, et que nos parents ne se sont jamais perdus de vue. Il me remet les quelques documents signés après avoir procédé à leur lecture.
Tout en me tendant une carte routière, il précise qu’elle sera utile pour trouver l’endroit exact de l’entrée du domaine, m’informant que celui-ci ne serait pas accessible au véhicule et qu’il devra rester dehors.
J’accepte son offre de rester passer la nuit dans la chambre d’ami, afin de pouvoir assimiler toutes les nouvelles acquises depuis mon arrivée.

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