Premier voyage… extraits

Chapitre 1 page 22-23

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   Mathis, né deux années avant le nouveau siècle, allait sur ses sept ans et détenait une particularité : il se singularisait par un don acquis à la suite d’événements dramatiques survenus trois ans auparavant. Il distinguait autour des gens une aura colorée et, parfois, des silhouettes évanescentes auprès d’autres personnes. Mais ce n’était qu’un don, pas un pouvoir. Il ne pouvait en aucun cas provoquer ces visions mais ressentait quelquefois des présences.
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   La première fois que cela lui était arrivé, tout au début de leur installation sur Armentières, en mars de cette année, il avait dormi pendant plus de cinq heures d’affilées. Depuis, les voyages s’étaient répétés, mais Mathis ne les racontait pas et ses parents évitaient de lui en parler. Ils attendaient que leur fils se décide à faire part de ses expériences. Ce soir, l’orage, la pluie, le violent battement de l’eau sur les carreaux, le tonnerre et la foudre incitèrent le petit garçon à parler :
    — Maman, tu peux venir, s’il te plait ?
    — Oui, mon chéri, que veux-tu ?
    — Le temps qu’il fait dehors me rappelle la première fois où j’ai voyagé. Tu te rappelles ? Papa m’avait emmené dans la chambre de Sonia. Si tu as un peu de temps, j’aimerais bien te raconter ce que j’ai vu et qui j’ai rencontré. Je sais que ce jour-là, je t’ai désobéi. Tu avais demandé à ce que je ne touche pas aux papiers trouvés à la cave, parce qu’ils étaient très sales et pleins de poussière. Mais ça a été plus fort que moi, j’ai toujours été très curieux, tu sais bien.
    — Bien sûr Mathis, et je me rappelle aussi très bien de cette journée. Nous t’avions découvert immobile, tenant un vieux document à la main, ton père et moi. Je t’assure que nous avons eu un peu peur de ce qui t’arrivait. Je suis à toi tout de suite, le temps de ranger quelques affaires. J’en ai pour deux minutes.
Camille était ravie de l’aubaine. Pour la première fois, Mathis allait raconter l’aventure extraordinaire qui lui était arrivée le jour où Sonia, en écoutant les explications de Camille, leur avait annoncé que Mathis avait le don de médium.

    Camille entra dans la véranda et sourit à Mathis dont le visage grave accentuait la maturité.
    — Assieds-toi dans ton œuf maman, on va en avoir pour un moment.
    Camille fit ce que lui demandait Mathis, et se nicha confortablement sur les coussins disposés dans l’œuf.
   Un violent coup de tonnerre fit à nouveau vibrer les carreaux de la véranda. La pluie reprit de plus belle. La lumière vacilla, puis s’éteignit. La pièce s’illumina sous la lumière blafarde des éclairs. Camille sursauta. Mathis resta impassible. Il commença son récit.

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 Cet extrait de Kitaro est à l’origine de l’écriture du chapitre un du Premier voyage. 

2 • L’exposé de Mathis

     — Je me rappelle de la première fois où ça m’est arrivé. Dans mon voyage, il faisait un temps comme celui-ci, et la violence de la pluie avait même brisé un carreau du lieu où je me suis retrouvé. Mais il faut que je t’explique quelque chose avant. Au début je ne comprenais pas comment je pouvais passer plusieurs heures, et même plusieurs jours ailleurs, alors qu’ici, je ne voyageais que quelques minutes, voire quelques secondes.

     Camille, silencieuse, était attentive aux propos de son fils. Elle avait des difficultés pour comprendre comment un garçon de presque sept ans pouvait avoir, dans ces moments magiques, une discussion et un vocabulaire qu’il n’utilisait pas habituellement. Une autre forme de son don, peut-être ? Mathis poursuivit :

     — En fait, c’est comme dans un rêve. Je vis des histoires de plusieurs jours en quelques secondes. C’est papa qui m’a raconté, quand je lui ai demandé pourquoi on rêvait. Un rêve de deux ou trois secondes peut donner le sentiment d’avoir vécu une journée entière. Et j’ai compris pourquoi mon esprit pouvait voyager si longtemps, alors qu’il ne s’était passé qu’une ou deux minutes dans la réalité. Quand je voyage, je suis comme déconnecté de la réalité physique. Il n’y a plus ni espace, ni temps. Mais tout reste gravé là, dit Mathis en se tapotant la tempe, dans ma tête, comme si j’avais physiquement vécu les événements que j’ai rêvés. Quand j’ai pris le papier dans mes mains, j’ai comme senti un picotement dans les doigts, puis je l’ai ressenti dans les bras, un peu comme…

     Mathis chercha ses mots :

     — …comme si quelque chose changeait en moi, comme… un brouillard. Puis la pièce dans laquelle je me trouvais s’est lentement effacée, remplacée par un grand espace lumineux, et la lumière lentement a laissé la place à d’autres murs, à une autre pièce, à un autre décor.

     — Et tu n’as pas eu peur ? demanda Camille. Te retrouver dans un endroit que tu ne connaissais pas ne t’a pas inquiété ?

     — Non, pas du tout. J’avais au contraire l’impression que c’était une situation normale. Enfin, non, pas normale, mais naturelle. Le document m’avait dirigé là, je me suis dis que ce n’était pas pour rien.

     Camille regarda son fils. Ses yeux brillaient. Manifestement, il était en train de revivre de l’intérieur les événements vécus. Il n’était pas tendu, mais serein, une esquisse de sourire au bord des lèvres. Camille ne dit pas un mot, se contentant de le laisser parler à son rythme. Elle attendit que Mathis reprenne son récit.

     — Dehors, le temps était à la pluie, et sa violence contre les carreaux en avait brisé un, certainement déjà fendu. Il faisait sombre dans la pièce. Une grande table en bois était au milieu avec des bancs de chaque côté. Les murs en torchis laissaient apparaître quelques fissures. Il n’y avait qu’une seule fenêtre, et la porte fermée laissait passer les courants d’air et la pluie. J’étais dans un coin sombre et on ne m’avait pas vu. Je n’osais pas trop bouger. Quatre personnes occupaient la pièce, une vieille dame, un homme curieusement vêtu, une autre femme beaucoup plus jeune et un garçon qui ne devait pas être beaucoup plus vieux que moi…